Sophie Breyer - « Les prix remis au cours des festivals ne racontent pas la réalité du métier d’actrice »
Sophie Breyer
« Les prix remis au cours des festivals ne racontent pas la réalité du métier d’actrice »
MOTS : SERVANE CALMANT
PHOTOS : ANTHONY DEHEZ
Elle joue dans les séries belges à succès, « La Trève » et « Baraki ». Crève l’écran dans « La Ruche » où son intense interprétation lui vaut d’être récompensée aux festivals de Mons et de Rome, et aux Magritte en tant que « Meilleur espoir féminin ». Sophie Breyer, Liégeoise d’origine et de cœur, est l’étoile montante du cinéma belge. Le ressent-elle comme une pression ? On lui a posé la question.
C’est par la porte du court-métrage que vous entrez dans le grand monde du cinéma. Vous enchaînez ensuite avec les séries à succès : « La Trêve » (drame policier »), Laëtitia (mini-série dramatique) et « Baraki » (comédie loufoque). Dans quel registre vous sentez-vous le mieux ? Je prends du plaisir à jouer les drames comme les comédies. Les meilleurs films sont probablement les drames qui arrachent un sourire et les comédies qui font pleurer. Pour peu évidemment que les franches comédies se dégagent des stéréotypes et véhiculent un propos neuf…
Quel type de rôle pour vous séduire ? Un personnage complexe avec ses failles et ses contradictions, autant de facettes intéressantes à travailler au jeu. L’autre critère : le défi, la nouveauté. C’est la raison pour laquelle j’ai accepté « Baraki », ma première comédie.
« La ruche », huis clos dans l’intimité d’une fratrie et d’une mère bipolaire, est un moment clé dans votre jeune carrière. Votre interprétation intériorisée vous vaut plusieurs récompenses, notamment aux Magritte. Ce Prix du meilleur espoir féminin vous met-il la pression ? Absolument pas. Car il y a un monde entre ce genre de cérémonie, ces prix et le quotidien d’une actrice. Un gap qui ne rend pas compte de l’attente, des désillusions, des moments de creux, de vide. Le public aime bien ces récompenses, car il imagine pour la lauréate un tracé de vie linéaire, et ce n’est absolument pas le cas.
On imagine volontiers qu’après ce Magritte, vous auriez croulé sous les scénarios… Et ce n’est pas le cas. Aujourd’hui, j’ai un champ libre devant moi. Ce prix d’interprétation n’a eu aucun impact sur ma vie professionnelle. La charge symbolique des Magritte n’est pas celle des César ! Je comprends néanmoins l’importance de cette symbolique des prix, quand elle s’accompagne d’actes. Ainsi les films lauréats qui ressortent en salle après la cérémonie : leur accorder une nouvelle visibilité est évidemment louable. Jouer, c’est un formidable métier : j’aime me mettre au service d’un projet, me laisser guider, mais cela m’oblige à dépendre du désir des autres. Or, je suis une personne qui a l’esprit d’initiative, j’ai besoin de me nourrir d’autre chose.
Dites-nous tout… Un défi d’écriture me titille. Voire de réalisation. J’aime cette idée d’avoir la maîtrise d’un projet.
« La ruche » est un film de comédiennes. Est-ce ce cinéma d’auteur aux scénarios non formatés, que vous avez à cœur de défendre ? Oui. Sans hésitation. Le tournage de « La Ruche » a été exceptionnel. Tout un dispositif a été pensé en amont du tournage, pour que le jeu des comédiennes soit au centre du film. Avoir autant de liberté, un terrain de jeu sans limite, était inespéré.
Quel regard portez-vous sur le cinéma belge ? C’est un cinéma riche car extrêmement varié. On ne peut plus le résumer au réalisme poétique, à l’ultra-réalisme ou aux films sociaux, car il est moins typé qu’avant. De jeunes réalisateurs sont venus l’enrichir avec d’autres thèmes, d’autres codes, d’autres genres comme le thriller.
Avez-vous vu Barbie ? (Rire). Oui, et je n’ai pas boudé mon plaisir. Cependant, c’est seulement un divertissement destiné au grand public, il ne faut pas compter sur moi pour l’intellectualiser et y voir une charge politique contre le patriarcat. Barbie est un film Mattel créé pour faire vendre d’autres produits, ne l’oublions pas.
Quelle actrice vous touche particulièrement ? Plus que les actrices, ce sont les personnages et les parcours qui retiennent mon attention. Ainsi Adèle Haenel que j’apprécie particulièrement pour l’étendue de son registre, pour son talent et son militantisme.
Un militantisme que vous partagez ? Quand Adèle Haenel décide de politiser son arrêt du cinéma pour notamment dénoncer un Festival de Cannes écoci-daire et un milieu gangréné par les agresseurs sexuels, elle n’est clairement pas à côté de la plaque ! Heureusement, les mentalités évoluent. Aujourd’hui, on réfléchit à moins impacter la nature lors de scènes en extérieur, on prévoit la présence de référents harcèlement sexuel sur les tournages, on fait également de la prévention en présentant des chartes qui condamnent les comportements homophobes, grossophobes, racistes, etc. Je suis particulièrement sensible à cette évolution, pour que chacun se sente bien sur un plateau de tournage.
Quelle est votre actu ? Et vos projets pour 2024 ? Je viens d’achever le tournage de « Discordia » du réalisateur belge Mathieu Reynaert. La saison 2 de « Baraki » débarque à la rentrée sur Tipik et Auvio. La saison 1 est toujours disponible sur Auvio. Côté projet : j’ai coréalisé avec Flore Mercier et Angèle Bardoux , un docu-fiction de 30 minutes, réalisé dans le cadre d’un atelier avec l’association « Vie féminine » et des mères qui ont perdu la garde de leurs enfants. Il faut désormais en assurer la diffusion pour porter la voix de ces mamans. C’est un projet qui me tient particulièrement à cœur.
ALEX VIZOREK : « L’idéal, c’est de pratiquer l’humour potache sans jamais prendre les gens pour des cons »
ALEX VIZOREK
« L’idéal, c’est de pratiquer l’humour potache sans jamais prendre les gens pour des cons »
MOTS : SERVANE CALMANT PHOTO : GILLES COULON
Notre compatriote Alex Vizorek est un artiste inclassable. Stand-upper inspiré, humoriste philosophe, chroniqueur pertinent, auteur surprenant, il sera également aux commandes d’un nouveau talk-show télévisé sur France 2 le 5 novembre 2023.. Avec un pied à Paris, un pied à Bruxelles,
Alex l’infatigable marche droit devant.
Vous partagez votre temps entre Paris et Bruxelles. Dans quelle ville vous sentez-vous vraiment chez vous ? Je me sens profondément belge. Je ressens ce sentiment universellement répandu d’appartenir au pays de ma naissance. Et ce pays, c’est la Belgique, indiscutablement. Mais j’habite également Paris depuis 15 ans et ce n’est pas un lieu de passage. J’y ai mes amis, mon travail, mes habitudes. Je ne pourrais plus choisir entre Bruxelles et Paris. Voyager entre les deux me convient parfaitement. D’autant que je suis doublement chanceux : Paris m’a accepté et, parallèlement, je suis toujours considéré comme un Belge en Belgique. Je ne suis pas un exilé qui ne sait plus d’où il vient.
En 2023, les Belges continuent à dire qu’ils « montent à Paris ». Or, géographiquement parlant, nous « descendons à Paris ». Ce provincialisme, il vous agace ? Il y a un côté pyramidal dans la réussite artistique dont le sommet s’appelle Paris. Cette logique parisienne, je la vis au quotidien et je fais tout pour la combattre, car je suis pire qu’un provincial, je suis un étranger !
Un étranger qui a sacrément bien réussi. Merci. Gamin, déjà, j’estimais que Paris était l’aboutissement de la réussite. Mes parents avaient programmé les chaines de télévision françaises avant les chaines nationales, ça vous forge un homme. J’ai toujours été influencé par Paris, même s’il me faut gérer le stress de la ville. En Belgique, il y a un côté plus plan-plan, qui n’en est pas moins agréable. Par chance, mon succès parisien rejaillit sur mon pays.
La condescendance parisienne envers le Belge, est-ce de l’histoire ancienne ? L’époque de l’assimilation forcée où Annie Cordy et Brel étaient considérés comme Français, est révolue. Le Belge est réputé sympa, grâce notamment à Geluck et Poelvoorde. Les artistes belges qui sont venus après, Damiens, Elfira, moi, et beaucoup d’autres, ont pu profiter de ce changement d’attitude des Parisiens envers les Belges. Désormais, nous sommes considérés comme cool et exotiques.
« Télématin » sur France 2 en radio, « En bande organisée », un nouveau talk-show sur France 2 en TV et « RTL Soir » sur les ondes de RTL France (à écouter sur le web). Vous êtes carrément devenu l’un des princes du PAF français ! A l’annonce de mon départ de France Inter et sa matinale pour rejoin- dre RTL France, j’ai reçu beaucoup de réactions, positives comme négatives. Ce départ « passionnait » les auditeurs, au-delà de mon seul cercle familial. De toute évidence, en treize années sur les ondes françaises, j’ai réussi à me faire un petit nom… Cela m’a fait plaisir.
A quoi doit-on s’attendre avec « En bande organisée » ? Deux humoristes, Philippe Caverivière et moi, seront aux commandes d’un talk-show humoristique produit par Arthur et diffusé tous les dimanches après-midi sur France 2.. Nous accueillerons des invités et d’autres humoristes spécialistes du stand-up. Cette émission est née du constat qu’il n’y avait plus de programme humoristique en France. En Belgique, il y a « Le Grand Cactus » …
Vous nous avez concocté un « Grand Cactus » à la française ? Non, l’esprit 100% potache du « Grand Cactus » n’est pas adaptable en France. Il y aura du potache dans « En bande organisée » mais en alternance avec un humour plus incisif, plus poil à gratter. J’espère que nous trouverons la bonne recette !
Artiste résolument inclassable, vous avez encore eu récemment une bonne idée : raconter « L’histoire d’un suppositoire qui voulait échapper à sa destinée ». Vous auriez pu en faire un sketch radiophonique, mais non, vous nous avez concocté un livre illustré pour enfants et pour adultes… J’ai adoré traduire cette idée loufoque en un récit illustré. Au début, personne n’en voulait. Puis, j’ai rencontré une éditrice aussi barrée que moi. La BD a cartonné. Tant, que je lui donne une suite qui sortira le 17 octobre prochain et s’intitulera « L’histoire du suppositoire qui visait la lune », aux éditions Michel Lafon Jeunesse.
Vous êtes un véritable philosophe …
(Rire) Le véritable Alex Vizorek est aussi potache que nietzschéen. L’idéal, c’est de pratiquer l’humour potache sans jamais prendre les gens pour des cons.
Avoir de bonnes idées : une excellente manière de résumer votre métier … Exactement. Trouver une idée, la rendre drôle, et choisir le bon moyen de l’exprimer.
Alex, on vous voit tout prochainement en Belgique avec votre spectacle « Ad Vitam » et on vous croise au Petit Kings ! Je reviens en effet sur mes terres d’origine avec mon dernier spectacle pour de nouvelles dates (à Auderghem, Wavre, Mons, Spa … nda). Et, le 1er septembre dernier, avec l’équipe du Kings of Comedy Club, on a en effet ouvert « Le petit Kings » à Saint- Gilles. C’est le petit frère du « Kings » à Ixelles. Offrir à de jeunes talents un lieu bruxellois où s’exprimer, avant de s’exporter, à Paris, qui sait ?, me tenait particulièrement à coeur.
Les explorations exaltantes d’ ISABELLE WÉRY
Les explorations exaltantes d’ISABELLE WÉRY
MOTS : BARBARA WESOLY
PHOTO : LAETITIA BICA
Elle se joue des étiquettes, baladant sa fantaisie au gré des planches comme des écrits, parmi lesquels Rouge Western, son dernier roman. Si Isabelle Wéry n’aime rien plus que les récits qui emportent vers des ailleurs entre réalité et imaginaire, elle est aussi une voyageuse exaltée par sa découverte du monde.
Tout comme votre dernier livre, Rouge Western, cette interview revêt elle aussi une dose de surréalisme, puisque vous vous trouvez actuellement à l’endroit même de son intrigue, dans la province d’Almería, en Espagne. En effet, la fiction rejoint la réalité ! J’ai un amour fou pour ce lieu, où j’ai atterri pour la première fois en 2015, lors d’une résidence d’écriture. Une terre très étrange, encore bercée par le passage des Romains et des Phéniciens, il y a des milliers d’années. Et étonnante à explorer, notamment le désert de Tabernas où de très nombreux films ont été tournés et dont les paysages sont hantés par le cinéma. Une histoire culturelle très riche, qui me passionne tant qu’elle risque d’être aussi le cadre d’un second ouvrage.
Dans ce roman, on suit le périple de Vanina, en Andalousie. Une dame âgée, mordante, attendrissante et un brin excentrique. Une sorte d’al- ter ego ou au contraire tout droit sortie de votre imagination ? Elle est un concentré de femmes que j’ai observées dans ma vie personnelle et mon métier. Il s’agissait de créer une figure fantastique, sorte de sage parmi les sages, âgée de mille ans mais toujours aussi curieuse de l’existence. Je trouve le passage du temps fascinant. J’ai cinquante-trois ans et quelle richesse d’avoir derrière moi toutes ces aventures et expériences passées. C’est pourtant une période de la vie dont on a tendance à peu parler, surtout en matière de féminité et c’est l’un des thèmes prégnants de Rouge Western. J’ai grandi dans un milieu patriarcal et j’ai été en guerre contre ces inégalités depuis l’enfance. Jouer Les Monologues du Vagin d’Eve Ensler au théâtre a aussi représenté une véritable prise de conscience vis-à-vis ma propre histoire mais aussi à la vision que la société à du corps de la femme et au harcèlement et au sexisme que subissons trop souvent. J’ai voulu aborder ces questions difficiles en les mêlant à un univers solaire et léger, aux intrigues rappelant un western hollywoodien.
Ce séjour, organisé pour le grand anniversaire de Vanina se transforme en effet rapidement en périple initiatique, aux airs de vendetta. Quel est votre propre rapport au voyage, vous qui avez aussi publié Selfie de Chine, racontant vos quelques mois sur place ? Lorsque j’étais petite, nous logions un appartement dans le sud de l’Espagne. Lors de ces vacances, je côtoyais des enfants venant de nombreux pays et cela m’a donné le goût du voyage et le rêve de le vivre via mon métier. J’ai eu la chance de faire de nombreuses tournées théâtrales dans le monde et avoir gagné le prix de littérature de l’Union européenne en 2013 m’a permis de découvrir la Chine, les pays de l’Est et nombres de régions peu touristiques. C’est pour moi un puissant moteur de créativité.
De nouveaux voyages font-ils partie de vos projets pour les mois à venir ? En effet, je prépare pour le prochain Festival international de la littérature de Montréal une performance à partir de Rouge Western. Elle revêtira la forme d’une “sieste sonore”, créée avec la musicienne Sarah Espour et avec pour décor des œuvres du plasticien Marcel Berlanger. Il s’agira d’un patchwork de sons, musiques et voix à partir d’une adaptation du texte, que je jouerai sur scène. Et je suis également invitée à la Foire internationale du livre de Guadalajara, au Mexique, l’une les plus importantes d’Amérique latine. J’y représenterai la Belgique, via l’Union Européenne. Ce sera aussi l’occasion de réaliser une résidence à Mexico. Encore un très beau terrain d’exploration.
Y a-t-il un ou une artiste tous azimuts, qui vous inspire particulièrement ? La chanteuse espagnole Rosalía. C’est une artiste et une performeuse à l’univers incroyable. De même que j’étais une grande fan de David Bowie, qui m’a énormément influencée par son andr gynie et son art de la transformation. En tant qu’artiste et créatrice, ce qui m’intéresse est d’architecturer des mondes qui vont surprendre l’imaginaire du lecteur ou du spectateur. Et ainsi de l’embarquer vers un cinéma intérieur.
Lisette Lombé, à fleur de mots
Lisette Lombé, à fleur de mots
MOTS : BARBARA WESOLY
PHOTO : Amin Ben Driss
Intenses, ardents, sensibles, Lisette Lombé transpose les mots en porteurs d’un slam émancipé et en gardiens d’un engagement humaniste. Avec Eunice, celle qui a été nommée Poétesse Nationale pour l’année 2024, dédie sa plume à un ouvrage vibrant et libérateur.
Après avoir signé quatre autofictions, pourquoi avec Eunice, vous être tournée vers l’écriture d’un roman ? C’est un texte qui est né pendant le confinement. La scène était remplacée par des captations, sans public et l’observer a fait naître en moi de multiples interrogations, notamment sur le terreau féministe qui habite mon travail et la manière d’élargir cette base de partage qu’est l’écriture. Je me sentais alors un peu corsetée dans la forme très dense que revêt la poésie et je percevais que le moment était venu d’entrer dans le territoire de la prose et de la fiction. Il reste bien sûr une part d’intime qui construit l’histoire, notamment dans les relations mère-fille, qui me ramènent au lien avec la mienne comme avec mes enfants. Mais en écrivant, j’ai eu conscience de vivre un basculement jouissif vers ce moment où l’on cesse de parler de soi pour explorer un véritable univers de fiction.
L’un des personnages du roman déclare « Le slam, on n’y arrive jamais par hasard, c’est le slam qui nous choisit, au moment où nous avons le plus besoin de transformer nos émotions en poème ». C’est ce qui s’est passé pour vous ? Oui, totalement. J’étais au seuil du burnout lorsque j’ai découvert le slam. Je n’y connaissais rien. Mais en m’avançant face au public, avec un premier texte j’ai ressenti cette force qu’amène de mettre en mots des émotions parfois douloureuses, en recevant en retour une écoute pure et bienveillante. Dans la salle, se trouvait une metteuse en scène, qui m’a ensuite amené à participer aux Prix Paroles Urbaines, le plus grand concours de slam en Belgique francophone. C’est elle qui m’a fait découvrir la scène slam et ses codes.
La biographie qui accompagne votre site clame : « Pas de vie sans poésie. Pas de poésie sans engagement ». Se nourrit-elle, pour vous, forcément de lutte ? La poésie est un rapport au monde avant d’être une écriture. La capacité, malgré la noirceur, de perce- voir la beauté, mais aussi un langage imagé et sonore. A mes débuts, on m’a beaucoup associée à la colère, à l’élément du feu, certainement en raison de ma poésie dite sociale et engagée. Mais en parallèle à la dénonciation et la lutte contre l’invisibilisation de certaines injustices, l’excision ou le viol, parfois très durs et frontaux, il y a une forme de célébration, avec des textes joyeux, lyriques et rassembleurs.
Vous vous définissez également comme une passe-frontière. Quelles sont celles que vous souhaitez fissurer ? D’abord un cloisonnement de la poésie, que je combats en créant textes, performances, collages et livres. Et en l’amenant au-delà des lieux où elle s’exprime d’elle-même. Je me rends pour cela dans des lieux aussi différents que les prisons, les entreprises et les écoles. Et puis, à 45 ans, j’ai enfin l’impression d’arriver à une forme d’alignement avec moi-même, une réconciliation avec toutes mes identités. De ne plus avoir à choisir et donc exclure.
Que représente pour vous d’être nommée Poétesse nationale de l’année 2024 ? C’est une fierté. Ce n’est pas anodin dans le milieu poétique de mettre en avant une personne issue du milieu slam et donc de la poésie orale et engagée. Si l’objectif est de créer des ponts entre les langues et les terri- toires, il s’agit aussi de rêver ce rôle. Et pour moi, cela passera par un mot : « utile ». J’ai besoin de faire sens, tout comme c’était le cas dans mon métier d’enseignante, pratiqué pendant dix ans ou encore aujourd’hui, dans mes ateliers de slams. Avec notamment, une boîte à outils pour les professeurs mais aussi une petite malle poétique pour les enfants et de l’autodéfense par le langage créatif du côté des adolescents. J’aurai jusque mars 2026 pour dévelop- per ce lien pédagogique, qui a toujours été le cœur battant de mon travail.
Ce rôle vous laissera-t-il du temps pour des projets personnels ? Oui, l’on travaille, avec la musicienne Cloé du Trèfle, sur une lecture musicale d’Eunice. Nous avons vécu l’expérience de ce dialogue texte-musique lors d’une tournée d’une soixantaine de scènes, avec de superbes retours du public. Cela nous a donné l’énergie de faire perdurer l’aventure. L’album sortira le 6 octobre avant d’être à nouveau joué lors d’une vingtaine de dates.
ANTOINE WAUTERS : «Tout vient de là»
ANTOINE WAUTERS
«Tout vient de là»
MOTS : SERVANE CALMANT
PHOTO : LORRAINE WAUTERS
L’écrivain ardennais Antoine Wauters plonge dans ses souvenirs d’enfance, évoquant par petites touches, par fragments, à la façon des polaroïds, son village wallon, sa découverte de l’écriture, et les années 80 où l’on n’était pas obligé de se mettre en avant … « Tout vient de là » rythme avec une nostalgie agissante son précieux nouveau roman, « Le plus court chemin ».
Vous écrivez en page 117 que vous n’aimez pas faire la promo de vos livres. De quoi va-t-on parler ? (Rire) C’est une boutade.
Vraiment ? En partie. Ecrire est un exercice très intime et très solitaire. Quand on assure la promotion d’un livre, on s’éloigne inévitablement du travail d’écriture, de ce territoire silencieux.
Il y a un an, vous recevez le Goncourt de la nouvelle pour « Le Musée des contradictions » et une flopée de prix pour « Mahmoud ou la montée des eaux ». 2022 a dû changer votre vie ! Jusque-là, je rencontrais un succès d’estime, avec des livres qui se vendaient à quelques milliers d’exemplaires. « Mahmoud ou la montée des eaux » est en cours de traduction dans 15 pays… Mais je n’écris pas des livres qui ont pour finalité de remporter des prix, même si recevoir le Goncourt reste terriblement gratifiant.
Avec « Le plus court chemin », vous remontez le fil d’argent de votre propre enfance. Vous vous racontez, vous vous livrez. Mais quelle est la part de l’intime et la part romancée dans ce pan d’histoire ? Mon nouveau roman est basé sur des souvenirs, sur des témoignages, sur des lettres de mes parents, sur de longues déambulations dans ce village de Fraiture qui m’a vu grandir. Mais même en essayant d’être le plus fidèle possible à mes souvenirs, j’ai fourni une réécriture du passé, une recomposition, parce que la mémoire est imparfaite et parce qu’écrire, c’est toujours une médiation. J’ai donc tenu à garder la mention « roman » car si tout y est vrai, le filtre qui se pose sur le contenu biographique vient forcément le modifier légèrement.
C’est un livre qui revendique le droit d’être nostalgique … Je parle de la nostalgie heureuse, agissante, pas d’une nostalgie qui accable, une nostalgie de regrets qui fige. Ma nostalgie est liée à notre société, à notre époque, où l’espoir que ça ira mieux demain a disparu. La faute à la crise énergétique, climatique, économique … A travers ce roman, par petites touches, à la manière de polaroids, d’instantanés de vie, j’essaie de montrer comment des petites choses du quotidien, le travail de la terre et les savoirs anciens notamment, pourraient nous aider à nous réapproprier le présent sous une forme plus apaisée. En ce sens, oui, j’aime cette nostalgie agissante.
Vous écrivez : « On vivait la vie que les gens vivaient alors, une vie où s’il y avait bien une chose qui n’existait pas, c’était l’envie de se mettre en avant ». Comment faites-vous, Antoine, pour vivre dans une époque obsédée par les réseaux sociaux ? Quand j’ai écrit « Nos mères », publié en 2014, je n’étais pas sur les réseaux et je n’avais pas d’attente. Je vivais chaque jour de promotion avec ce qu’il comportait de bonnes nouvelles ou de rien, juste le silence. Pas de retour, pas d’article. Ce silence, c’était charmant. J’aime les relations avec les lecteurs mais je n’ai pas besoin de les voir sur Facebook avec la couverture de mon livre. Dans les années 80, avant la cassure, avant l’accélération des années 90, les réseaux sociaux n’existaient pas. Ne pas être obligé de se mettre en avant est une vertu qu’il faudrait peut-être se réapproprier aujourd’hui.
« Tout vient de là », s’il me fallait résumer votre livre en une phrase, ce serait celle-là. Parfois pourtant, il faut savoir partir de là … Evidemment. Le roman est d’ailleurs lié à un départ. J’ai étudié à Bruxelles, enseigné à Bruxelles, j’y ai vécu, j’ai voyagé grâce à mes livres. Ce n’est qu’aujourd’hui que je suis en mesure de revenir sur les terres qui m’ont vu grandir, et d’y puiser ce qui m’aide à tenir dans le grand chaos dans lequel on se trouve aujourd’hui…
Pourquoi y revenir aujourd’hui ?
Parce que c’est lié à un changement dans ma manière d’envisager la littérature. Pendant longtemps j’ai écrit des fictions, ce qui suppose non pas de se détacher du monde réel, mais de créer un monde qui transforme cette réalité, qui l’amène ailleurs. Ma décision de revenir en Ardenne belge coïncide avec une volonté de retourner au réel, de parler de moi, de ce qui m’entoure, d’histoires locales, de réveiller des mémoires enfouies dans ces lieux-là. « Le plus court chemin » s’apparente à un documentaire à la manière de Raymond Depardon au cinéma.
Enfant, vous étiez un solitaire. Est-ce toujours le cas ? Je le crois, je le crains. Je me suis probablement mis à écrire pour me cacher du bruit. L’écriture me sert de refuge. Et cet enfant qui avait des difficultés à se lier aux autres, oui, il est toujours présent en moi.
MAXIME CROISÉ, l'or pour la Belgique
MAXIME CROISÉ
L’or pour la Belgique
MAXIME CROISÉ
L’or pour la Belgique
MOTS : SERVANE CALMANT
PHOTO : DAVID OLKARNY
Nouveau prodige belge de la magie, le Brabançon Maxime Croisé, 22 ans, vient de remporter une Médaille d’Or au World Championships of Performing Arts (WCOPA) de Los Angeles. Qui est-il ? Comment a-t-il séduit le jury ? Où voir ce jeune magicien-artiste à Bruxelles prochainement ? On vous dit tout.
Comment êtes-vous tombé dans la marmite à magie ? En week-end à Londres, il y a quatre ans, j’ai poussé la porte d’un magasin de magie. J’en suis ressorti avec un jeu de cartes et un livre sur le sujet. Pendant le confinement, j’ai eu beaucoup de temps libre, j’ai appris pas mal de tours, j’en ai créé d’autres, je me suis entraîné chez moi devant ma famille, en zoom devant des amis d’université, j’ai posté des tours sur Instagram… Le matin, je me réveillais, et je pensais magie ; la nuit, je rêvais magie. J’ai assez rapidement développé une véritable passion pour cet art !
Comment se perfectionne-t-on ? Grâce aux livres de magie qui sont de précieu- ses sources théoriques et pratiques et aux rencontres avec d’autres magiciens en ligne ou lors de résidences de magi- ciens, notamment chez Dani DaOrtiz, un cartomane espagnol exceptionnel, que je considère comme mon mentor. La transmission du savoir compte beaucoup dans cet art. On s’améliore, on se perfectionne à l’écoute des autres.
C’est la première année qu’une équipe de Belgique participe au WCOPA et, bingo !, vous ramenez une médaille d’or. Avec quel tour avez-vous séduit le jury du Championnat du Monde des Arts de la Scène ? Le WCOPA est un peu spécifique, il regroupe plusieurs catégories (danse, mannequinat, chant, musique, variété/cirque/magie – nda) et son objectif est de lancer des carrières. Je faisais partie d’une délégation belge de 17 candidats. Je me suis présenté dans la catégorie « Magic Open » où tous les tours sont permis. J’ai eu 1’30 pour capter l’attention du public et montrer le meilleur de moi-même. J’ai donc particulièrement travaillé ma présence scénique, le show. Mon numéro est silencieux et mélange magie et jeu d’acteur.
Sortir un lapin de mon chapeau, ce n’est pas votre style ! Exactement ! Je me définis comme un magicien moderne, qui essaie de déconstruire les clichés autour du magicien et interagit avec le public. J’aime particulièrement raconter des histoires, scénariser mes tours, maîtriser un storytelling pour mettre en récit un tour de magie.
Vous proposez de la magie de close-up, de scène et de la magie promotionnelle. Explication ! Le close-up, c’est de la magie de proximité, qui se déroule dans des cabarets clubs, et qui implique de faire voir à un public restreint, des effets réalisés avec les mains et n’importe quel objet ordinaire, des billets, des cordes, des clés… J’aime beaucoup l’intimité que l’on arrive à créer avec le public, lors de ce genre de soirées. La magie de scène constitue un show, s’adresse à un public plus nombreux, et l’aspect visuel y est forcément très important. Quant à la magie promotionnelle, elle est utilisée pour renforcer l’image d’un produit ou d’un message. Je me sens à l’aise dans les trois catégories, mais pour l’instant, je pratique surtout le close-up.
Vous avez les pieds sur terre pour un magicien ! (Rire). J’essaie de mettre à profit mes études pour continuer à faire de la magie. Je termine un master en entrepreneuriat, et je propose parallèlement de la magie marketing, c’est-à-dire de la magie avec des produits à l’attention des entreprises. J’ai débuté en septembre un stage chez Levita, une agence créative liégeoise créée par deux prestidigitateurs, Philippe Bougard et Clément Kerstenne, qui ont conçu une technologie unique qui permet de mettre en lévitation des produits ou des œuvres d’art. Ils travaillent avec de nombreuses marques de luxe, partout dans le monde.
Quelle fulgurante aventure ! Incroyable en effet. D’un jeu de cartes à 18 ans à de nombreuses opportunités de carrière réjouissantes à 22 ans. Sans taire que la magie m’a aidé à libérer mon potentiel et à gagner confiance en moi. Et, par-dessus tout, il y a le plaisir de la rencontre avec le public et d’autres magiciens.
Quel magicien vous fascine ? David Blaine, ses performances à grand spectacle dans le domaine de l’endurance, sont incroyables. C’est un véritable performer, comme Houdini le fut à son époque.
Où se rendre pour vous voir ? Avec deux amis magiciens, nous allons proposer prochainement des soirées « Mystery Cabaret » qui mêlent magie, mentalisme et étrange, au « Petit Chapeau Rond Rouge », un café-théâtre situé sur le site du Collège Saint-Michel à Etterbeek.
PAUL COLIZE, échos d’histoire
PAUL COLIZE,
échos d’histoire
MOTS : BARBARA WESOLY
PHOTO : IVAN PUT
Le romancier belge maîtrise à merveille l’art d’anéantir les certitudes et de troubler les consciences, au service d’une intrigue brûlante. « Devant Dieu et les hommes », son dix-huitième ouvrage, s’articule en chronique judiciaire d’un meurtre perpétré dans l’enfer souterrain de la catastrophe minière du Bois du Cazier. Et nous laisse à bout de souffle.
Dans “Devant Dieu et les hommes”, vous empruntez les traits d’une jeune journaliste des années 50, évoluant dans un univers presque exclusivement masculin et victime constante de sexisme. Était-il complexe d’en- trer dans sa peau ? Pas vraiment. J’ai grandi les années 60, où des sphères comme celles de la justice et des affaires étaient presque uniquement dévolues aux hommes. Mais, surtout le vécu de Katarzyna, mon héroïne, est fortement inspiré de celui de ma mère. L’invasion de sa Pologne natale par les nazis, la Belgique pour terre d’asile et les traumatismes du déracinement et de la violence de la guerre sont des parts de notre héritage familial que j’avais déjà évoquées dans « Un long moment de silence ». La choisir pour personnage principal offrait l’occasion de faire entrer son passé en résonance avec l’histoire des deux accusés dont nous suivons le procès, inventé de toute pièce, et celle, bien réelle, du Bois du Cazier.
Justement, ressent-on une certaine pression à traiter d’un évènement qui a marqué à vif tout un pays, comme ce fut le cas de la catastrophe minière du Bois du Cazier ? Au contraire, cela m’a boosté. Je désirais évoquer un drame dans un autre, un désastre personnel au sein d’une tragédie bien plus vaste. Étant Belge, les images du Bois du Cazier mais aussi de l’incendie de l’Innovation se sont tout de suite imposées à moi. Mais le premier m’inspirait particulièrement, pour la dimension et le contexte social qui y étaient reliés. Je me suis donc rendu sur place, pour me laisser inspirer par les lieux. Un homme y déambulait également. Je me suis dirigé vers lui, sentant qu’il me fallait lui parler. C’était Urbano Ciacci, l’un des derniers survivants et considéré comme passeur de mémoire. Il était présent le jour de la catastrophe, mais revenant tout juste de son mariage, il n’était pas dans la mine. Suite à sa rencontre, témoigner de cet évènement est devenu une évidence.
D’autant que, 65 ans plus tard, les thématiques du livre demeurent toujours brûlantes d’actualité. L’immigration italienne au sortir d’une guerre, les conditions de vie et de travail des mineurs et le rejet de la population à leur égard, tout cela trouve beaucoup de résonance avec la crise des migrants et l’invasion de l’Ukraine par la Russie. L’exploitation au profit de la productivité et l’inhumanité qui en découle aussi. C’était une manière de remettre en lumière tout le fonctionnement d’une époque, finalement pas si éloignée de la nôtre. Avant d’être un roman, « Devant Dieu et les hommes » a d’abord été une pièce de théâtre qui plaçait les spectateurs dans le rôle des jurés. En fin de procès, il leur revenait de voter pour définir la culpabilité des accusés. Le public était électrisé par ces enjeux et les rebondissements comme les injustices abordées par l’histoire. Cela a achevé de me convaincre de la force de ce sujet, encore aujourd’hui.
Ce n’est pas la première fois que vous mettez en scène un journaliste. C’était notamment déjà le cas dans « Zanzara », avec Fred, jeune pigiste web. Ce métier vous inspire ? Je trouve le journalisme d’investigation extraordinaire. C’est palpitant de recouper et disséquer les informations. Et c’est un principe que je développe également dans mes livres, surtout lorsqu’ils comprennent une dimension historique. J’adore plonger sous la surface des évènements pour livrer à mes lecteurs des éléments qu’ils ne trouveront nulle par ailleurs. Mais, plus encore que le métier de journaliste, j’aime mettre en scène des personnages qui tout en étant au cœur de l’action, ne sont pas des policiers et n’ont pas pour vocation de chercher un coupable.
Après « Un monde merveilleux », qui nous conduisait en 1973 à travers l’Europe et l’histoire, et « Devant Dieu et les hommes », qui faisait de nous les témoins d’un crime dans les charbonnages, quel sera le sujet de votre prochain livre ? Il s’agira d’un changement total de style, puisque je suis en train d’achever un roman policier classique. Après plusieurs romans assez sombres, j’avais envie de légèreté et de m’amuser.
“J’aurais pu devenir un Dragon”JÉRÔME COLIN
JÉRÔME COLIN
“J’aurais pu devenir un Dragon”
JÉRÔME COLIN
“J’aurais pu devenir un Dragon”
MOTS : SERVANE CALMANT
PHOTO : GANAELLE GLUME
L’auteur de «Le champ de bataille » livre avec « Les Dragons » un nouveau récit intimiste qui parle d’ados en souffrance. Touchants, bouleversants, les romans de Jérôme Colin ne se contentent pas d’être lus, ils prennent le lecteur à témoin et questionnent un monde de la performance, le nôtre, qui part en sucette…
« Les Dragons », fraichement sorti en librairie et « Le champ de bataille », votre précédent roman, tirent tous les deux la même sonnette d’alarme : nos ados sont en souffrance. Il faut s’en inquiéter. En parler, c’est déjà les aider… Oui, cent fois oui. Il est urgent de mettre le sujet de la santé mentale des jeunes sur la table. Les statistiques en la matière sont effrayantes : depuis la fin de la Covid, 30% des jeunes entre 12 et 24 ans estiment souffrir de troubles anxieux ou de dépression, 1 enfant sur 10 a déjà envisagé le suicide. Les jeunes filles sont particulièrement touchées : on déplore une augmentation de 30% d’hospitalisation pour mutilation auto-infligée et une hausse de 50% des tentatives de suicide.
Comment leur venir concrètement en aide ? D’abord, en les écoutant. Et on se posant les bonnes questions : qu’avons- nous à leur proposer ? Pourquoi vont-ils mal ? L’école remplit-elle sa mission ? Notre société leur convient-elle ? Parlons-en ! Débattons-en.
Jérôme, le narrateur du roman « Les Dragons », est-ce vous ? Non, mais j’aurais pu devenir un Dragon. Je suis allé à la rencontre de ces ados suicidaires, abîmés par l’enfance, anorexiques, qui se mutilent, qui sont en colère. Je devais témoigner de leur souffrance.
Notre société capitaliste responsable du culte de la performance triomphante, vous la condamnez fermement car elle massacre les plus faibles. Quel modèle de société a grâce à vos yeux ? Dans « Dragons », je fais lire à mon narrateur, « Des souris et des hommes », le roman de John Steinbeck d’où ressort cette phrase importante à mes yeux : « la force, c’est d’aimer le faible ». Le modèle de société où j’aimerais vivre ne glorifierait ni les puissants, ni les riches, ni les beaux. Au contraire, on y valoriserait ceux qui arriveraient à aimer les plus faibles qu’eux. Et je ne suis pas catho !
C’est utopique. Oui, ça l’est. Mais ce monde-là, résolument tourné vers ceux qu’on n’entend pas, qu’on ne voit pas, vers les laissés-pour-compte, j’en rêve. C’est la base même d’une société meilleure.
La « normalité » en tant que construction sociale imposée à tous, vous pose problème. C’est même mon principal combat. Je revendique le droit d’être qui on est, tout en évoluant dans la société. C’est notamment pour cette raison, que je suis farouchement contre l’exclusion scolaire. Comment des adultes peuvent-ils s’arroger le droit d’exclure des enfants du seul univers formatif qu’on leur propose ? Le droit à la différence est primordial.
« Penche-toi sur ton passé. Répare ce que tu peux réparer. Et tâche de profiter de ce qui te reste », cette phrase de Philip Roth, vous la citez plus d’une fois. Mais si, Jérôme, rien ne devait se réparer vraiment ? Alors, débrouille-toi avec qu’il te reste. Evidemment que tout ne se répare pas, alors il faut trimballer son sac ! Il ne faut pas se faire d’illusion : on reste toujours l’enfant qu’on a été. Mais il faut vivre. Et vivre, ce n’est pas obéir, se ranger, non, vivre, c’est aller à la rencontre des autres.
Aujourd’hui, Jérôme Colin, journaliste de«HepTaxi!»et de«Entrez sans frapper » (RTBF), se sent-il normal ? Rire. Non, je suis un Dragon pour toujours. Je déteste toujours la notion de hiérarchie, les concepts d’ordre, d’obéissance.
Vos romans prennent le lecteur à témoin, et l’obligent en quelque sorte à questionner le monde. Jérôme Colin, journaliste avant tout ? J’aime raconter des histoires, fortes, pour peu en effet qu’elles me permettent d’ouvrir le débat sur des sujets de société. Mon travail de journaliste nourrit de fait mes récits. Je ne me définis d’ailleurs pas comme un auteur, ni comme un écrivain, mais comme un journaliste qui rédige des histoires…
Expliquez-nous ce titre, « Les Dragons ». Il fait référence aux cicatrices laissées par une scarification massive, qui m’ont fait penser à des écailles de dragon. Il m’a également été inspiré par un globe terrestre, dit globe de Lenox, qui date de 1504, où figure l’indication « Hic sunt dracones » (ici, sont les dragons) qui marque la limite du monde connu. Au-delà, il y a cet inconnu qui nous fait peur. Y vivent ceux qu’on ne connaît pas : les Dragons. J’avais trouvé mon titre.
« Le champ de bataille », franc succès littéraire, adapté au théâtre avec succès, va être prochainement adapté au cinéma. Qui sera derrière la caméra ? « Les Dragons » connaîtront le même destin ? Le scénario de « Le champ de bataille » est terminé, il aura nécessité un an de travail. Je l’ai co-écrit avec Olivier Masset-Depasse (« Cages », « Duelles ») qui en sera le réalisateur. Nous entrons dans la phase de production. « Les Dragons » sera également adapté au théâtre au mois de mai, et devrait connaître une adaptation cinématographique…
ALBERT BARONIAN 50 ans d’art
ALBERT BARONIAN
50 ans d’art
Mots : Olivia Roks
Photos : Fabrice Schneider, Leila Johnson
Figure majeure de l’histoire des arts visuels en Belgique, Albert Baronian est aussi à l’origine d’une des plus anciennes galeries belges en activité. Cette année, elle fête ses 50 ans avec une exposition anniversaire à la fondation CAB. Échange avec ce galeriste atypique.
Comment vous êtes-vous épris d’amour pour l’art et plus particulièrement l’art contemporain ? Après mes études, pour apprendre l’an- glais, mes parents m’avaient envoyé à Londres où j’étais garçon au père. Pendant mon temps libre, comme tout touriste, je visitais la ville. Je me suis rendu à la Tate Gallery et je suis tombé sur des tableaux de Rothko. J’étais étonné car le musée était plutôt sérieux, tout comme les Anglais. En quittant le musée, je suis passé à la boutique et je suis reparti avec des livres sur l’art abstrait. De retour en Belgique, je cherchais à croiser la route de l’art contemporain… C’est devenu un virus. Je n’ai pas fait histoire de l’art mais des études en sciences politiques et sociales. Mais parallèlement, j’étais obsédé par l’art contemporain. J’ai appris seul, sur le tas, par passion, par amour.
Et vous voilà cette année à fêter vos cinquante ans de galerie, un chiffre incroyable, rappelez-nous vos débuts, la naissance de la galerie… J’ai fait la rencontre de Jo Delahaut, peintre abstrait, décédé aujourd’hui. Il m’a permis de rencontrer d’autres artistes. En septembre 1973, j’ai proposé à Antonio Odias de faire une petite exposition d’éditions dans mon appartement bruxellois boulevard Saint-Michel mais il est arrivé avec des œuvres uniques. De fil en aiguille, tout s’est enchaîné : plusieurs expositions à l’appartement, des œuvres qui s’accumulent jusqu’à la cuisine et enfin le besoin de chercher un autre espace pour exposer. Je me suis retrouvé dans un magnifique espace rue des Francs et ensuite les lieux se sont succédé jusqu’à celui-ci, rue Isidore Verheyden, dans le quartier Louise.
Au fil de ces années, quelle a été l’évolution de vos choix artistiques ? Au début je m’intéressais beaucoup à la peinture analytique, ensuite est venu l’arte povera, un mouvement fort et très politisé à l’époque. Mais dès le départ je n’avais pas de ligne conductrice stricte, j’étais plutôt dans l’éclectisme, avec une certaine rigueur et un choix très personnel. A l’époque, avec moins de collectionneurs, moins de galeries, moins d’artistes, le choix était, il me semble, plus facile, il y avait des évidences. Aujourd’hui, l’art contemporain (avant appelé art d’avant-garde) est devenu très à la mode, il y a une pléthore d’artistes, de galeries… L’art est aussi un bien économique. L’émergence de pays comme le Brésil, la Chine, le Japon a amené la spéculation des artistes et cette spéculation est aussi amplifiée par les salles de ventes. De jeunes artistes peuvent avoir des cotes folles en quelques années. Je le dis souvent, ces dernières années, le marché de l’art a pris le pas sur l’histoire de l’art…
Autodidacte, éclectique, vous avez un profil de galeriste atypique… Dans le paysage bruxellois belge, c’est vrai, on me l’a déjà dit, je revendique en quelque sorte cet atypisme. Je viens d’une famille d’immigrés arrivés en Belgique en 1930, mes parents ont travaillé pour que leurs cinq enfants fassent des études. Ils ne viennent pas du milieu de l’art mais ma mère nous a inculqué le goût des belles choses. Je suis devenu galeriste sans savoir ce qu’était être le métier de galeriste en amont, j’ai commencé avec rien. Aujourd’hui devenir galeriste, c’est bien différent…
A travers ces années, quelle est votre plus grande fierté ? La fierté d’être toujours là cinquante ans plus tard. La fierté aussi d’avoir fait connaître certains mouvements importants, d’avoir eu l’amitié de Jan Hoet…
Depuis début septembre, une expo- sition à la Fondation CAB retrace vos cinquante années de galerie, qu’allons-nous y découvrir ? J’ai voulu montrer une trentaine d’artistes qui ont été importants pour moi à un moment dans mon histoire, des artistes qui prouvent aussi que j’ai aussi été précurseur en les choisissant comme Lynda Benglis, Lionel Estève, Gilbert & George, Matt Mullican, Alain Séchas, Philippe Van Snick, Stanley Withney entre autres. Une condition du directeur, Hubert Bonnet : pas d’artistes figuratifs. Le CAB est très minimal, conceptuel. Donc ce n’est pas une rétrospective, il manque nombreux artistes pour retracer idéalement mon parcours. Une exception tout de même pour Gilbert & George qui ont répondu présent à mon invitation à l’inauguration de l’exposition. Je me suis dit « mon Dieu, ils ne peuvent pas être là sans la présence d’une de leurs œuvres », surtout après quatre ou même cinq expositions sur leur travail ! Quand Gilbert & George vous offrent une exposition, c’est un cadeau, il ne faut jamais oublier cela !
En parallèle, qui peut-on venir découvrir à la galerie actuellement ? De septembre à novembre, on retrouve Gilberto Zorio, sculpteur, Giulio Paolini, vraie star à l’époque et Giorgio Griffa, peintre, trois artistes de la même génération.
La fin du monde de THOMAS GUNZIG
La fin du monde de
THOMAS GUNZIG
Mots : Barbara Wesoly
PHOTOS : Anthony Dehez
C’est dans un univers au seuil de son anéantissement, où ne demeure de l’humanité qu’une famille retirée sur une île à distance du chaos, que nous emporte Thomas Gunzig, dans son nouveau roman « Rocky, dernier rivage ». Un fascinant huis clos à ciel ouvert, prétexte à évoquer avec le romancier belge son rapport au monde et à l’écriture.
« Rocky, dernier rivage » raconte l’effondrement de notre civilisation. Si le survivalisme est largement abordé dans la littérature, la vision d’une famille millionnaire, préservée par son argent est bien plus rare. Pourquoi ce choix ? Les récits de fin du monde sont souvent très âpres. Les gens y sont généralement affamés et en proie à la brutalité. J’avais envie de raconter une histoire où la survie est assurée, avec assez de nourriture et de confort, mais où les conditions sociales sont compliquées. De me demander ce qu’il advient de l’identité humaine, une fois devenus les derniers sur terre et alors que toute forme de culture s’est éteinte. Qui sommes-nous fondamentalement lorsqu’on retire le vernis de civilisation ? Que sont nos souvenirs, qu’est-ce qu’un lien familial ? Et qu’est- ce qui relie encore les humains quand toute société a disparu ?
Vos quatre personnages principaux, le père, la mère et les deux enfants adolescents évoluent sur cette île, dans l’enfermement profond de leurs senti- ments et du deuil de cet avenir qu’ils ne connaîtront pas. A qui vous êtes-vous identifié parmi ces survivants ? A chacun d’entre eux. Un roman se construit toujours avec des morceaux de son être, même si l’exercice qui m’intéresse le plus est d’arriver à les métaboliser pour en faire des récits qui ne sont pas les miens. J’aime ce geste qui consiste à ne pas croire que sa propre histoire soit forcément digne d’intérêt. Inventer est une des choses les plus étonnantes et extraordinaires qui soit.
La solitude y est aussi un personnage à part entière. Apportée par le silence le plus absolu, lorsque toute musique, littérature ou cinéma s’est tu. Supporteriez-vous de vivre à distance du monde ? C’était en effet l’occasion de me poser la question du rôle de la fiction et de l’art. L’imaginaire est selon moi le bien le plus précieux du survivaliste, dans son adaptation face à l’impensable. J’ai par ailleurs toujours eu un désir de solitude très fort. J’enviais presque mes personnages pour leur vie en autarcie. C’est un vieux fantasme, mais j’ai des enfants que j’aime et qui me maintiennent bien ancré ici.
Votre livre évoque les enjeux environnementaux et l’obsession du profit, de la réussite. Et rappelle ainsi votre roman « La vie sauvage ». L’histoire de cet adolescent, qui après avoir grandi dans la jungle, suite à un accident d’avion, retrouve à seize ans sa famille en Belgique et doit faire face au choc d’un univers aseptisé, pollué et nourrit à la surconsommation. Souhaitiez-vous questionner une nouvelle fois notre oubli de l’essentiel ? Oui. J’ai cette conviction que les humains ne se considèrent pas comme faisant partie du champ du vivant, mais en propriétaires de notre planète. Qu’on en dispose et qu’on l’enlaidit. D’un côté il y a ce regard d’un adolescent sur un univers dominé par l’homme et de l’autre, d’individus ultras civilisés aux prises avec un monde qui redevient dominant et qu’ils tentent encore de dompter.
L’un des héros de « Rocky, dernier rivage », y rédige un livre dont il ne sait s’il sera un jour parcouru par quelqu’un. De votre côté, écrivez-vous pour ces lecteurs qui seront au rendez-vous au-devant de ces pages, ou avant tout par plaisir personnel ? Je n’ai pas du tout sa pureté. Je pense que chez tout auteur, se mêlent deux parts. Celle qui cherche à créer le meilleur et celle qui espère être lue et appréciée par le plus grand nombre. Si l’on me disait demain que mes livres ne seraient plus lus que par ma maman et mon chat, c’est sûr, j’arrêterais. Le désir de reconnaissance, d’amour et de partage est bien trop profond.
Justement, si vous aviez un fantasme en matière d’écriture ?
J’aimerais me plonger dans un fait historique complexe ou aller à la découverte d’une profession méconnue. Mais surtout je souhaite désormais écrire sans craindre la manière dont cela sera accueil- li et seulement en fonction de mes désirs profonds. Mais d’abord, accueillir la sortie de « Rocky, dernier rivage ». Et surtout le voir adapté pour le cinéma. Les droits sont vendus à la société de production de Jaco Van Dormael. Nous travaillons à quatre mains au scénario, avant qu’il ne réalise le film. J’en suis particulièrement heureux. Nous déjà partagé de multiples projets et Jaco a cette qualité très rare d’élever les talents de ceux avec qu’il collabore et la beauté des œuvres qu’il transpose. »