Dans le regard de Charlotte Abramow
Mots : Barbara Wesoly
Photos : Charlotte Abramov
« C’est le regard qui fait le monde » affirme l’écrivaine Martine Delerm. Et lorsqu’il s’agit de Charlotte Abramow, rien ne pourrait être plus vrai. Dans le prisme de celui-ci, l’univers, l’humain et le corps y sont sublimés avec une désarmante sincérité, à laquelle se mêlent surréalisme et poésie. Depuis ce début du mois de septembre, l’artiste belge expose pour la première fois ses photographies sur ses terres bruxelloises. Une rétrospective de son œuvre féministe et engagée, tout à la fois intime et universelle.
Lorsque l’on demande à Charlotte Abramow ce qu’elle pense de son parcours, elle éclate d’un rire désarmant et se fend malicieusement d’un « j’ai soudainement l’impression d’avoir quatre-vingts ans ». Seules deux décennies séparent pourtant l’adolescente de dix-sept ans, qui se voyait décrite par l’illustre photographe Paolo Roversi comme ayant « La fragilité et l’âme d’une guerrière » et celle qui signe aujourd’hui une exposition à Hangar à Bruxelles, après la Galerie Fisheye à Arles et la Galerie Richard Taittinger à New York. Des années qui l’ont vu prendre la direction artistique du projet « BROL » d’Angèle et la réalisation de trois de ses clips mais aussi celle d’une version revisitée des « Passantes » de George Brassens. Concevoir « MAURICE, Tristesse et Rigolade », un livre racontant par l’image le parcours de vie et la renaissance de son père, au sortir du cancer et d’un coma. Photographier des personnalités , tout comme sa relation à sa mère et évoquer le corps, la sexualité, le consentement et la féminité sous de multiples formes, oniriques comme incisives. Un parcours pluriel, libre et lumineux qui donne au titre de son exposition belge « Volle Petrol », flandricisme de « à toute vitesse », tout son sens, mais aussi ses lettres de noblesse.
Vos premières photos, vous les avez réalisées à sept ans, dans la cour de l’école. Qu’est-ce qui, petite fille, vous attirait dans l’image ? « Mes parents m’ont sensibilisée très jeune à l’art et tout particulièrement à la peinture. Et ma maman avait l’habitude d’immortaliser nos souvenirs de famille à l’argentique. Je me rappelle qu’on m’avait donné un appareil photo jetable pour partir en classe verte. J’adorais faire poser mes copines, capter des souvenirs qui sont maintenant des images un peu absurdes. Quand on est petit, il y a une forme d’originalité, de spontanéité particulière. Mais ce n’est devenu une vraie passion qu’à 13 ans. On m’avait offert un petit modèle numérique, qui permettait de prendre des clichés en macro et un jour d’été où je m’ennuyais ferme, j’ai commencé à photographier les fleurs, les chats. C’était l’époque des Syblogs et je prenais des images de n’importe quoi pour les mettre sur mon profil. Puis j’ai débuté les autoportraits et des photos de mes amies. Au fil du temps, cela s’est transposé à des jeunes filles inconnues de Bruxelles et la photographie ne m’a plus jamais lâché. »
Vos clichés rappellent des peintures surréalistes, avec une place toute particulière à l’esthétisme et à la couleur. Est-ce un choix revendiqué ? « La peinture continue en effet énormément à m’inspirer, qu’il s’agisse des pigments, des teintes, de la texture, comme de l’imaginaire qui lui est propre. Et notamment Miro, qui m’a beaucoup influencé depuis l’enfance, par ses compositions, ses couleurs. Je pense qu’inconsciemment cela s’est traduit dans ma manière de façonner les images. Je reviens en effet toujours à la couleur. Elle possède un attrait particulier à mes yeux, même si j’apprécie aussi de m’approprier le noir et blanc, en fonction du contexte, de la lumière et du rendu recherché. Comme lors d’un récent travail sur des apicultrices, le projet « PIQUÉES » réalisé à l’occasion d’une expédition pour Guerlain et l’UNESCO et exposé à la Maison Guerlain de Paris jusqu’à mi-octobre. Représenter ces femmes en tenue blanche, casque noir, en pleine nature, donnait aux clichés une dynamique dramatique, intéressante et étrange. J’aime avant tout expérimenter. »
Vous êtes aussi passée derrière la caméra, notamment pour tourner plusieurs clips pour Angèle. Était-ce une sorte de digression, de parenthèse ou une suite logique de votre travail ? « Je savais que j’allais devoir à un moment m’essayer à la vidéo car elle est partie intégrante du monde de l’image. Ce n’est pas une parenthèse mais plus une branche, un médium ajouté à ma manière de travailler. Différent, même s’il demeure au final ce principe de chef d’orchestre, de savoir ce que l’on veut dire, comment. Je le considère comme un tandem avec la photo, une autre manière de raconter, avec tout le pouvoir du son, de la musique, qui apporte une autre sorte d’émotion, une autre temporalité. »
Et en dehors des collaborations avec des marques, des artistes ou des magazines comment débutent vos projets ? Sont-ils forcément préparés ou parfois totalement spontanés ? « Je dirais qu’ils sont à 80% pensés et mis en scène. Mais il arrive que la thématique m’inspire, sans pour autant que je sache véritablement où elle va me mener. C’était le cas pour la série « Find Your Clitoris », qui explore le plaisir féminin. J’avais envie d’images en gros plan, assez charnelles et érotiques, mais je n’avais pas d’idée précise de tableaux à composer. Idem pour « 40 min of Anaïs », qui était une totale improvisation de body painting. C’est alors plus une question d’image que d’envie cérébrale, de volonté de faire passer un message. C’était tout le contraire pour les portraits de l’auteure féministe Rokhaya Diallo et pour le projet Maurice où chaque détail a son importance. Mais je me laisse toujours une part de rencontre, d’instinct et d’expérimentation, la possibilité d’être emmenée vers des chemins inattendus. »
Quelle est pour vous l’essence d’un cliché réussi ? « C’est évidemment assez subjectif, mais pour moi, c’est une image qui reste, qui marque et provoque quelque chose d’indicible en soi. Qui peut être purement esthétique, et procurer du plaisir à regarder ou qui au contraire chamboule. Mais qui en tous les cas percute. »
Qu’est-ce qui justement vous émeut au quotidien ? « Cela peut sembler bateau, mais un peu tout. Un petit vieux qui rate son bus, des visages, des gens dans la rue, des corps, des manières de se mouvoir, des parcours et des étapes de la vie. Notre société, ce qu’elle traverse, notre manière de percevoir les choses et comment on y réagit. Finalement la photo amène à comprendre une part de l’existence. »
Et représente une certaine forme de thérapie ? « Oui sans doute. Fatalement, le cas le plus parlant a été le « Projet Maurice », qui abordait le cancer et le coma de mon père, sa reconstruction et sa renaissance. La photographie m’a permis de voir et de vivre sa maladie différemment. De l’apprivoiser à la manière d’une poésie plutôt qu’à en subir les séquelles. Lorsque je traite des thèmes comme le corps, ou la réappropriation du plaisir, cela peut aussi évoquer une forme thérapeutique, proche ou lointaine, une façon de digérer les choses autrement. »
Vos photos abordent des thèmes cruciaux, personnels, parfois douloureux, mais avec toujours une dose de pudeur, de poésie et aussi de surréalisme. Un mélange de légèreté et de gravité qui se doivent pour vous de cohabiter ? « Je n’essaye pas volontairement de mêler sérieux et absurde mais c’est ma manière de vivre et de retraduire ce que je rencontre et traverse. Une forme de naïveté, de bienveillance et de douceur, même quand c’est dur. Ce qui compte pour moi, c’est que les images puissent être un point de départ à la discussion, à la réflexion et au partage. Pas une finalité, mais une main tendue. »
Exposer ses créations, est-ce un aboutissement pour vous ? « Oui, c’est un accomplissement, un rêve. Et « Volle Petrol » à Hangar est la continuité de mes deux précédentes expositions à Arles et New York. C’est un retour concret sur les thématiques que j’ai pu aborder au fil des années. Sur ce parcours des vestiaires des filles où l’on comparait nos poitrines à des questions plus politiques et sociales, avec la découverte du féminisme, que je vois comme un grand projet de justice sociale. Même si la pression du retour au bercail est d’autant plus forte. Cela me rend vulnérable mais aussi très heureuse. »
Vous vivez désormais à Paris, mais demeurez très attachée à la Belgique ? « Je suis surtout attachée aux Belges et à leur manière d’être. J’ai découvert que la Belgique, on l’aime quand on la quitte ; c’est en partant qu’on voit à quel point elle est particulière. C’est cliché mais je trouve dans cette sympathie inhérente, cette forme d’autodérision et de détachement, une vraie poésie. »
Quels sont vos projets en cours ou à venir ? « Rien n’est encore vraiment défini. Comme beaucoup, la crise du Covid m’a fait relativiser sur l’essentialité des choses et amené à une profonde réflexion. Personne n’est sorti indemne de cette période. Et j’ai envie de transformer cette angoisse en moteur de créativité. Mon travail m’a amené à réaliser si souvent que l’intime, le corps, le tabou ou encore la peine, sont des thèmes aussi personnels et intérieurs qu’universels. Et même si j’ignore encore sous quelle forme, je continuerai de les explorer. »
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