Baudelaire mis à nu
MOTS : SERVANE CALMANT
PHOTO : LAURENCE ERLICH
Le Bruxellois Bernard Yslaire, star de la BD, auteur de la saga culte « Sambre » et d’un somptueux roman graphique, « Mademoiselle Baudelaire », illustre les mythiques « Fleurs du mal » du poète maudit, dans un beau livre à la flamboyante noirceur. Rencontre.
Décidément, Yslaire rime avec Baudelaire. Comment expliquez-vous cet attachement ? J’ai toujours aimé la poésie. Ado, j’écrivais des poèmes à mes petites amies… Baudelaire, c’est une lecture de jeunesse mais j’ai eu envie d’en savoir plus sur cet écrivain majeur du 19e siècle. J’ai alors découvert un dandy cynique, fasciné par les bas-fonds, accro à l’alcool et à l’opium, prisonnier du spleen, atteint par la syphilis, qui a nourri une vision tragique de l’homme, a dilapidé l’héritage de son père et a fini sous tutelle. Et je me suis interrogé : comment ce petit monsieur (par la taille) apparemment antipathique, voire détestable même, a-t-il été capable d’écrire ces fabuleux poèmes qui ont bercé mon adolescence ?
Pour répondre à votre questionnement, vous avez d’abord exploré la vie du poète à travers le regard de sa muse (la BD « Mademoiselle Baudelaire ») et ensuite illustré « Les Fleurs du mal ». Mais sans filtre cette fois … A tout vous avouer, je n’aurais jamais osé illustrer « Les Fleurs du mal » sans avoir au préalable écrit et dessiné « Mademoiselle Baudelaire », que je considère comme une véritable biographie de Charles Baudelaire, largement documentée et sourcée. J’ai fait de nombreuses recherches pour comprendre sa relation avec sa mère, mais aussi pour représenter la bohème artistique dont il faisait partie aux côtés du poète Gérard de Nerval et du photographe Nadar et, évidemment, pour illustrer sa relation avec sa muse créole, cette Vénus noire qu’il a aimée et maudite et à propos de laquelle on sait peu de choses si ce n’est qu’elle a présidé à l’inspiration des « Fleurs du mal ». Le seul élément inventé, qui rythme le récit de « Mademoiselle Baudelaire » étant la lettre imaginaire écrite par Jeanne Duval qu’elle adresse à la mère de Charles. Pour illustrer « Les Fleurs du mal », ma démarche a été radicalement différente. Je me suis en effet rapproché de Baudelaire sans filtre, en l’abordant frontalement à travers son œuvre majeure. Lecture après lecture, j’ai décodé les poèmes des « Fleurs du mal » comme une biographie sincère et intime de Baudelaire par lui-même. J’ai en quelque sorte désacralisé ses poèmes en entrant dans son intimité, dans sa folle histoire d’amour pour Jeanne Duval. « Les Fleurs du mal », c’est le livre d’un cœur mis à nu.
Mais comment illustrer les 100 poèmes au plus près de cette mise à nu ? Baudelaire, fils d’un peintre qui n’est jamais passé à la postérité, était un poète fasciné par les images, il se ruinera d’ailleurs en achetant des tableaux. J’ai alors interrogé les métaphores et allusions de Baudelaire et j’ai compris que sa poésie était un patchwork d’images. Les clés de lecture de ses poèmes ont alors guidé tout naturellement mes dessins.
Vous teniez absolument à illustrer l’édition originale, celle de 1857, à l’époque censurée et amputée de six poèmes … Absolument. Baudelaire souhaitait que son livre ne soit pas un album mais qu’il connaisse « un commencement et une fin ». En 1857, il publie une première édition des « Fleurs du mal » constituée de 100 poèmes. Condamné pour offense à la morale publique et aux bonnes mœurs, il doit retrancher six poèmes. La seconde édition sera enrichie de nouveaux poèmes, mais l’ordre des chapitres n’est plus le même et ne correspond donc probablement pas à la volonté exprimée par Baudelaire. Or comme je désirais comprendre la matière du recueil tout en conservant ce fil rouge, il me fallait illustrer la toute première édition.
Des mots crus, des vers sulfureux, des dessins … à aucun moment, je n’ai voulu faire de beaux dessins, mais bien des illustrations qui sont autant de clés de compréhension des poèmes. Pour illustrer le diable ou des prostituées, j’ai plongé dans de la documentation d’époque, dans la chair du siècle. Le 19e voit la naissance de la photo, de la pornographie également. On montre le sexe de manière frontale, on n’idéalise plus la femme nue. Toutes mes recher-
ches sur le 19e ont nourri mes dessins.
Les poèmes des « Fleurs du mal » auraient-ils été censurés s’ils avaient été rédigés aujourd’hui ? Oui. Baudelaire continue à choquer. Ce qu’il a écrit c’est ce qu’il ne pouvait pas vivre à l’époque. Son amour pour la Venus noire était scandaleux. Lisez à haute voix le poème « Une charogne » devant une assemblée, vous verrez les réactions.
La série « Sambre » a pour cadre historique le 19e, Baudelaire est un auteur majeur du 19e, êtes-vous un spécialiste du 19e parisien ? Non, c’est le fruit du hasard. En revanche, je suis un passionné d’Histoire. Et le Paris du 19e est proba-
blement la ville la plus riche en documents d’archives bien utiles à mes recherches.
On vous a très rapidement catalogué auteur romantique. Cette étiquette, forcément restrictive, vous convient-elle ? L’image que les gens ont de vous ne peut évidemment pas vous résumer. Je ne renie pas cette image d’auteur romantique, je l’assume même. Davantage aujourd’hui qu’en début de carrière où à travers la série de bande dessinée « Bidouille et Violette », on m’avait taxé de romantique fleur bleue. A tort. Car cette BD racontait la poésie du coin de la rue, sans héroïsme aucun, contrairement à « Sambre » et son romantisme exacerbé. Comme quoi, il faut toujours se méfier des étiquettes.
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